vendredi 24 octobre 2008

Liberté - Quelle est sa pensée politique sur la disparition de la misère?

33. Quelle est sa pensée politique sur la disparition de la misère ?
Dire que Joseph Wresinski veut la disparition de la misère ne suffit pas à expliquer sa pensée. Les ultra-libéraux veulent également la disparition du sous-prolétariat par le jeu de la sélection naturelle et par adhésion à un darwinisme social, les faibles devant progressivement laisser la place à plus compétents qu’eux, à plus forts qu’eux, plus dynamiques qu’eux. Si cette théorie est politiquement minoritaire en France, elle a cependant contaminé tout le discours social. Les pauvres coûtent chers, ils ne sont pas productifs. Nombreux sont ceux qui pensent que les humanistes qui veulent les secourir sont des passéistes, des ignorants, des naïfs.[..]
La volonté d’éradiquer la misère n’était pas nouvelle en 1957 lorsque Joseph Wresinski reprit ce débat. Cette volonté s’était déjà manifestée avant et pendant la grande Révolution, par les soins des Comités de Mendicité tel que le rapporte Alan Forrest : " Ce n’est pas le défaut des biens qui constitue la pauvreté, c’est le défaut de travail." . Les solutions envisagées alors consistaient donc en travaux ruraux d’aménagement des chemins vicinaux et de routes par les plus pauvres. Ces solutions furent reprises par Louis Napoléon Bonaparte sous l’influence de Saint-Simon. En 1848, au moment où Joseph Wresinski situe la grande révolte des pauvres, l’idée de Louis Napoléon Bonaparte était de régénérer le vice par la vertu du travail dans des colonies agricoles qui seraient accordées aux plus pauvres. Bien entendu Joseph Wresinski ne pouvait adhérer à la notion de vice, ni à la vision idyllique et régénératrice de la société rurale. Il sait qu’à la campagne l’exclusion est parfois plus féroce encore qu’à la ville. […]
On ne s’étonnera donc pas de sa conception d’une classe sociale opprimée par toutes les autres, qui est la reconnaissance par Joseph Wresinski de la lutte des classes, mais on ne s’étonnera pas davantage de l’adoption d’un certain ouvriérisme qui se manifeste lorsqu’il affirme sa croyance que les plus pauvres pourront prendre en main, avec d’autres, non seulement leur destinée mais aussi l’évolution du monde. Et puis la véritable considération qu’il a pour les problèmes de la famille, les questions éducatives, et les problèmes de santé, à un point tel que Joseph Wresinski affirma souvent " nous sommes un Mouvement de familles ", s’il agace à gauche parce qu’il sous-entend l’effacement de la personne devant la famille, qu’il laisse croire à la volonté de perpétuation de la famille patriarcale et de ses règles implicites ou explicites défendues traditionnellement par la droite, la mise sous tutelle de la femme par l’homme, cette prise en compte doit cependant être perçue comme précisément un retour salutaire à la dignité de l’homme fondement de la République. Car le fondateur du Mouvement ATD Quart-Monde ajoute quelque chose à la fois aux conceptions courantes sur les classes sociales, et aux conceptions de la famille comme élément de base de la société. Ce qu’il ajoute vient, pour l’essentiel de ses conversations avec les pauvres, de ses contacts quotidiens et approfondis et de sa réflexion sur ce vécu. Il y ajoute rien moins que l’expérience des pauvres et ce n’est pas rien si nous avons en mémoire que les familles qu’il côtoie n’ont rien de conforme à l’idéal de la nation ! Il y ajoute le rappel que l’être humain est un être à considérer dans sa globalité. De là cette affirmation " Nous devons nous rappeler que le jeu politique est impliqué dans la vie de tous les jours, dans tous les combats, qu’il n’y a pas de frontière, qu’il est présent dans tous les pays." . La référence à l’expérience ne signifie nullement sentimentalisme mais bien plutôt construction d’une liberté.
Se baser sur l’expérience des pauvres pour définir une politique? Qui aurait osé prendre cette option dans les années soixante? Joseph Wresinski l’a fait. Avec peu de succès au début, mieux écouté par la suite. Ne connaissant pas les blogs et néanmoins précurseur de ce que revendiqueront plus tard certains candidats aux élections nationales. Sachant très bien par expérience, comme le dit Emmanuel Todd dans un quotidien au moment des élections présidentielles de 2007 que " ceux qui souffrent comprennent plus vite", Joseph Wresinski y ajoutait cette originalité singulière et d’une certaine façon incompréhensible que les pauvres devaient défendre non seulement leurs droits mais aussi ceux des autres : Un rôle éminemment politique.
Textes choisis de Joseph Wresinski
" Le Mouvement refuse toute excuse à la persistance de la misère, elle n’existe que parce que nous l’admettons. Le Mouvement réclame une volonté politique de la détruire ! Le Mouvement n’admet pas qu’on puisse accuser les familles les plus défavorisées de se complaire dans l’extrême pauvreté, d’y demeurer par manque de volonté ou par laisser-aller ! Qui en effet, peut se complaire dans le dénuement et la dépendance. […] Car qui, mieux que ce peuple peut savoir, pour l’avoir vécu, ce qui opprime les hommes, ce qui les détruit ? Si nous écoutions les familles des cités sous-prolétariennes, elles seraient "révélateurs" de tout ce qui dans notre société, brime, écrase l’homme. Elles pourraient être les garants que tout changement, tout progrès, toute orientation politique nouvelle, servent au profit de tous. Leur expérience pourrait nous enseigner ce qu’est réellement la justice, la liberté ! Elles pourraient nous apprendre les exigences qu’impose une vraie démocratie où tout citoyen est entendu parce qu’il est un homme!".
Les trois refus du Mouvement ATD Quart-Monde, Quand l’histoire se rétablit, Revue Igloos N° 97 / 98, Editions Science et Service, 1978.
" Le premier des droits est celui de vivre en tant que sujet de droits. Le premier combat est de reconquérir les moyens de manifester sa dignité, quelle que soit sa condition. la lutte des plus pauvres est d’acquérir leur identité, donc d’être reconnus comme des vivants. Nous oublions souvent que l’identité, la dignité sont les finalités mêmes des droits de l’homme, le but annoncé dans le préambule de la Déclaration Universelle. Nous oublions que la dignité est le fondement essentiel, la raison d’être de ces droits : la dignité et l’identité honorable sont l’alpha et l’oméga des Droits de l‘Homme.".
Pauvreté, mort sociale, espérance de vie, Conférence aux Vingt-sixièmes journées de la Santé Mentale à Paris, le 4 décembre 1981.
" Les plus pauvres de notre temps nous obligent, en effet, d’abandonner cette façon dont nous avons pris l’habitude d’envisager les Droits de l’Homme comme en pièces détachées. Car n’est-ce pas ce que nous faisons, en les dénaturant d’ailleurs, quand nous nous intéressons aux libertés politiques d’un côté, au droit au travail de l’autre, à la liberté d’expression d’un côté, au droit à l’instruction de l’autre, à la liberté de circulation d’un côté, au droit au logement ou à la famille de l’autre … comme si cela avait un sens de parler de la liberté de circulation, pour des hommes et des familles auxquels nous n’offrons pas, d’abord, la liberté de se fixer dans un foyer décent et sécurisant, librement choisi, comme si cela avait un sens de parler de la participation politique, pour des hommes à qui nous n’avons pas offert, d’abord l’alphabet et une place sur le marché de l’emploi. Nous avons pris coutume d’aborder les droits inaliénables en pièces détachées et, sans toujours nous en apercevoir, nous sommes tombés dans l’écueil qui consiste à mettre la charrue devant les bœufs. Car n’est-ce pas ce que nous faisons, quand nous plaçons les droits civils et politiques comme à part, devant les droits économiques, sociaux et culturels qui, en réalité, les rendent opérants.".
Séminaire "Les droits des familles de vivre dans la dignité " organisé par l’Association Internationale des Juristes catholiques, le Mouvement ATD Quart-Monde et le Conseil de l’Europe, à Strasbourg du 9 au 11 décembre 1981

samedi 11 octobre 2008

Egalité - Pourquoi a-t-il considéré les femmes comme des égales et non comme des subalternes?

Pourquoi a-t-il considéré les femmes comme des égales et non comme des subalternes ?

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" Pourquoi avons-nous commencé par les femmes?" s’interrogea-t-il à une réunion de volontaires en 1962. En effet rien n’était moins évident, et rien dans sa formation ne le prédestinait à cela. Il aurait pu comme tant d’autres prêtres s’occuper des ouvriers au sein des usines, ou bien des loisirs des jeunes garçons, ou bien comme avait commencé à le faire l’Abbé Pierre avec Emmaüs, il aurait pu continuer à structurer l’inactivité forcée des certains hommes très démunis autour du ramassage de chiffons, et des différents rebuts de la société de consommation. Mais il avait compris qu’il fallait aider les femmes à être mères lorsqu’elles le souhaitaient ou lorsqu’elles l’étaient déjà, que le conjoint soit le mari selon l’Église, selon l’état civil ou qu’au contraire il soit un compagnon de vie provisoire. Pas de morale donc là dedans. Son histoire personnelle est probablement la source de cette conception des choses mais peut-être plus fondamentalement me semble-t-il faut-il y voir sa capacité à se laisser interroger par le réel.
Ce qui est remarquable c’est qu’il sera rejoint dans cette idée, non pas par son église, mais par une grande figure du féminisme, historienne, Yvonne Knibielher, sa contemporaine qui osa dire tout haut, à 85 ans, cinquante ans après lui, dans le Monde : " Ce que j’espère, c’est que celles et ceux qui se diront féministes à l’avenir auront compris qu’il faut certes aider les femmes à ne pas être mères quand elles ne veulent pas l’être, mais qu’il faut les aider à l’être quand elles le souhaitent." .
Joseph Wresinski disait que les enfants sont acceptés en milieu de grande misère, non pas pour toucher les allocations familiales, mais à cause du sens de la vie qu’ont les familles du Quart-Monde. Il disait : " la famille est le seul refuge quand tout manque" et que les femmes étaient " le pivot de la résistance à la misère." . Mais la famille, telle qu’il la voyait dans le camp, n’était pas la famille de sang, la famille biologique dite naturelle, ni la famille reconnue par la société civile, mais la famille de fait. La famille, pour lui, c’était le " ménage" au sens sociologique du terme parce que c’était le couple avec enfants qu’il côtoyait. Chacun de ces ménages baroques aux yeux de ses contemporains, ces couples condamnables selon la morale, soupçonnés de vices cachés, mais qui assumaient réellement et plus ou moins bien, le souci des enfants, présents ou placés.
Citation de Joseph Wresinski:

" Vous me dites que les parents ne se chargent pas assez de leurs enfants. Or, ils s'en chargent beaucoup, mais ils le font mal. Ils s'imaginent que bien aimer les enfants signifie les avoir toujours dans les jambes, toujours autour de soi. Ils font corps avec eux. Si l'enfant fait quelque chose sans qu'ils l'aient vu, ils ont l'impression de ne pas avoir assumé leur rôle de père ou de mère. Ils préfèrent parfois garder les enfants chez eux que de les envoyer à l'école. Ils ne sont pas vraiment tournés vers ce que la société propose pour partager la charge d'éducation [...] Le cœur du problème était de savoir : ces enfants sont-ils une charge ou sont-ils un bonheur pour les parents? Nous avons vite fait de conclure qu'ils étaient une charge, et les femmes d'ici semblent souvent nous donner raison. Lorsqu'une femme veut du mal à sa voisine, lorsqu'elle est en colère, elle lui dit : " Je te souhaite un enfant de plus". Avoir un enfant serait donc considéré comme un malheur. Regardons pourtant comment les femmes se comportent, quand elles se trouvent devant la réalité d'un enfant qui va venir. Elles savent très bien comment arrêter la grossesse, et elles n'en subiraient aucun contrecoup. Pourtant, y a-t-il ici plus de trois ou quatre fausses couches sur les quelques quatre-vingts naissances, chaque année? En réalité, les avortements sont rares. Cela nous dit quelque chose sur la profondeur du sens de la vie dans notre milieu. Il y a un respect très profond de la vie, et il est important pour nous de le savoir. Il y a là une " valeur gardée", la seule peut-être qui permette à l'homme dans la misère de se sauver. […] Les enfants sont acceptés à cause de ce sens de la vie et non comme le disent les mauvaises langues, pour toucher les allocations familiales [..] La question de l’argent, n’est-ce pas à la société qu’il faut la poser ? La société disons-nous, doit aider à la limitation des naissances, mais aussi donner de l’argent aux familles, selon leurs besoins et leurs moyens.".
Les enfants en milieu de misère, avril 1962, Écrits et paroles, t 1, p. 58.

Extraits du livre :
Agir avec Joseph Wresinski.
L’engagement républicain du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde .
Editions chronique sociale-2008- 320 p.
En vente aux éditions chronique sociale, aux éditions Quart Monde et en librairie. 16,90 euros

dimanche 5 octobre 2008

Fraternité - Se référer à une religion est-il nécessaire ?

Se référer à une religion est-il nécessaire ?

Dans sa réflexion sur l’ordre établi, Joseph Wresinski a intégré des références diverses. Marx l’interpellait par sa préférence pour les humbles malgré ses jugements sur le " Lumpenprolétariat ", il y revient souvent nous l’avons vu. L’Église en tant qu’institution lui semblait absente des lieux de misère. Il est persuadé cependant que les plus pauvres ont besoin de Dieu. C’est sans aucun doute un point de désaccord fondamental avec les plus laïques de ceux qui, sans être croyants, auraient cependant le désir de s’investir dans la lutte contre la misère auprès du Mouvement ATD Quart-Monde.
Selon Pierre Bourdieu : " Il n’y a jamais de mots neutres pour parler du monde social et le même mot n’a pas le même sens selon la personne qui le prononce." . […]
Pour Joseph Wresinski, le Mouvement ATD incarnait la fraternité absolue entre tous les hommes. Très vite d’ailleurs le Mouvement devint multiculturel. Les volontaires étaient issus de tous les pays d’Europe. Certains d’entre eux n’ayant aucun lien avec une quelconque structure religieuse ni aucune foi, cela obligea les premières équipes à une réflexion plus universelle. Cette réflexion sur l’universalité de la misère, mais aussi sur l’universalité de la manière d’entrer en contact avec la misère ne cessa jamais. Et pour illustrer cette universalité, pour donner un exemple de la diversité dans le Mouvement Joseph Wresinski expliquait à des chrétiens (des catholiques) : " Chez nous, même les athées vont donc lutter pour le droit à la spiritualité. […] C’est une démarche fondamentale dans le Mouvement : ce respect profond pour le droit au spirituel. Les pauvres aussi ont le droit de connaître Dieu." . Pourtant ces propos d’ouverture sont plus problématiques qu’il n’y paraît à première vue car le raccourci entre la spiritualité et le sens de Dieu s’il a certainement un sens pour des croyants n’a pas de sens pour les autres. En effet Joseph Wresinski situe malheureusement la spiritualité uniquement dans les différentes confessions. C’est pourquoi il affirme toujours " Le Mouvement est interconfessionnel " et pas " aconfessionnel " comme si le Mouvement ne pouvait rassembler que des personnes ayant une confession alors que les pauvres eux-mêmes n’ont pas tous, loin de là, une croyance bien établie. […]
Joseph Wresinski a toujours recherché une interconnexion des religions (parce que l’extrême pauvreté avait le même visage sur toute la planète) et non le repli sur sa propre religion, c’est-à-dire qu’il a voulu l’ouverture maximale à toutes les croyances. Imposer aux autres sa vision des choses ne lui convenait d’ailleurs pas : Ne disait-il pas aussi que le Mouvement n’était pas confessionnel pour dire plus clairement que tous ceux qui croient en Dieu, si nombreux dans le Mouvement, ne devaient pas y venir au nom de leur foi, avec une banderole de prosélytisme ! […] . Pour Joseph Wresinski, il n’y a pas, dans le Mouvement, d’obligation de croyances ni de contrainte sur la liberté de conscience. C’est donc le contraire d’un embrigadement à la façon des sectes puisque c’est l’ouverture et non la fermeture. Ce n’est pas très éloigné de la laïcité avec une nuance importante : le monde de Joseph Wresinski s’organise autour de la foi, lui-même disant n’avoir de comptes à rendre qu’à Dieu alors que notre monde s’organise sans la foi, nous dirions que nous n’avons de comptes à rendre qu’aux hommes et à notre conscience.
citations de Joseph Wresinski
" Car est-il légitime que nous imposions aux hommes une conception de Dieu, de l’homme ou des structures de la société ? La leur offrir est légitime, si cela nous est demandé. […] Autrement, les apporter de notre propre initiative ne peut être qu’une intrusion intempestive chez les pauvres, ils ne pourront que nous maudire, de même que le fermier, qui espère et fait des prières pour que l’eau tombe dans son champs, maudit la tornade qui vient et détruit la récolte. Souvent nous faisons comme l’Idiot de Dostoïesky : il n’avait rien de mauvais en lui, mais il n’a réussi qu’à détruire.".
Nous n’apporterons aux pauvres que ce qu’eux-mêmes auront appris à nous demander, Réunion de volontaires, Été 1966,
Écrits et paroles, t 1, p. 447.

" Si on se met à dire, par exemple, que si on n’est pas chrétien on ne peut pas sauver la population, c’est faux : on se met à vouloir construire sur une pensée à soi, au lieu de construire d’après les leçons de la population.".
Après le pourquoi, le comment d’un corps volontarial, juillet / août / septembre 1979, Dossiers de Pierrelaye.
" Le Mouvement est un carrefour et il doit le rester. Sachons bien que la population n’a pas les moyens ni sociaux ni culturels ni religieux, de se conformer à des obligations, à des rites, à des dogmes et par conséquent nous n’avons pas à lui imposer nos idées, nos doctrines, nos options politiques, notre spiritualité.".
Échos des Assises 81, juillet / août / septembre 1981, Dossiers de Pierrelaye.

Extraits du livre :
Agir avec Joseph Wresinski.
L’engagement républicain du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde .
Editions chronique sociale-2008- 320 p.
En vente aux éditions chronique sociale, aux éditions Quart Monde et en librairie. 16,90 euros