lundi 9 juillet 2012


A Liège, rue Auguste Donnay,  juillet 2012

Au bas de la rue Auguste Donnay il y a une patte d’oiseau, l’entrecroisement de quatre rues. Ce lieu est celui où l’on attend le bus pour descendre en ville. Perdue dans mes pensées je m’avance. Je n’ai pas le temps de m’insérer dans le groupe des voyageurs qui attendent. Je suis encore sur la chaussée,  en train de traverser, qu’une petite dame m’interpelle  aimablement : «  J’ai l’air en colère,  Madame ?». Le ton est calme, la dame aussi.  J’ai tout juste le temps de l’envisager globalement avec sa casquette rouge, sa parka rouge, son pantalon vert, et sa carte sénior à la main. Timidement, je réponds : «  Pas trop non, enfin  je ne sais pas». Car je sens bien qu’elle  veut avoir l’air furieuse. Les autres n’écoutent pas. Ils forment un groupe compact un peu plus loin. Il y a là une maman de couleur avec  sa fillette, sa poussette et le bébé, un monsieur seul, une autre dame âgée, un couple. La petite dame continue sur le même ton très calme : «  Il n’a pas voulu me donner de l’argent voyez-vous ». Une histoire de couple sans doute. Un homme acariâtre ou violent comme j’image celui qu’elle peut avoir.  «  Ah bon ! » fut ma réponse.  Elle continue son monologue : « C’est incroyable quand même, il n’a pu aller à la banque, il n’a pas de sou, alors,  moi comment je fais ?  Vous voyez vous comment je fais ? ».  En réalité je n’en sais rien,  sauf que tant de fois j’ai entendu ces choses que ça me remue quand même. A-t-elle reconnu que je sais tout cela  pour m’interpeller de cette façon?  Question intime, sans réponse.  Bon,  on attend le bus ensemble. Elle s’approche de moi : «  Vous voyez j’ai quand même le téléphone »,  je ne réponds  rien.  Que dire,  la carte de bus gratuite  me semble de bon augure pour commencer la journée. C’est quelque chose déjà. Le téléphone, je ne vois pas encore très bien. Elle met la main dans la poche intérieure de la parka et tâte un objet. Elle poursuit : « Depuis qu’on dort à la citadelle,  c’est toujours pareil. Il n’a pas le sou ? Il ne peut m’en donner.  Il n’est pas encore passé à la banque ».  Je finis par comprendre un bout… Sans doute dort-elle  dans le parc de l’hôpital de la Citadelle.
J’ose : «  Vous dormez dans le parc ? »
Elle : «  Non, on dort à l’abri bus ».
Moi : « Depuis quand ? »
Elle : «  Depuis septembre ».  
Moi : «  Mais vous avez dû avoir froid cet hiver, il a fait très froid cet hiver».
 Pas de réponse. Elle est dans son idée.  Elle poursuit : «  Vous savez,  un tuteur comme celui-là, c’est pas bon ».   Elle me montre la rue en face pour me dire qu’il habite là, en face,  celui qui n’a pu aller à la banque et qu’elle est venue voir ce matin-là, celui contre lequel elle cherche  un chemin. Son geste  exprime une furie qu’elle a dû contenir.   Elle repart de plus belle : « Depuis septembre,  des comédies comme ça, il fait ».  Puis : « Je connais un commissaire de police qui m’a dit : «  Tu dois changer de tuteur ». Je connais un autre commissaire de police qui m’a dit pareil, heureusement que j’ai  le téléphone ». Elle sort le téléphone et cette fois-ci me le montre : «  Je vais le vendre à un photographe ». Je me demande pourquoi un photographe mais je me tais. Elle m’explique le déroulement  de sa journée : « Vous savez Madame je ne l’ai pas volé le téléphone. Je l’ai trouvé à l’abribus. Je ne peux rien en faire. Il est à moi parce qu’il n’y a pas de nom ni rien. Le photographe me l’achètera, vous voyez, heureusement»,  et le bus arrive. Elle file vite, monte avec les autres et s’éloigne de moi. Notre conversation a pris fin. Je me suis promis d’aller, avant mon départ,  la voir à l’abribus de l’hôpital de la Citadelle … Mais je ne l’ai pas fait. Il aurait fallu aller à une heure tardive et je n’ai pas eu le courage.