A Liège, rue Auguste Donnay, juillet 2012
Au bas de la rue Auguste Donnay il y a une patte d’oiseau, l’entrecroisement
de quatre rues. Ce lieu est celui où l’on attend le bus pour descendre en
ville. Perdue dans mes pensées je m’avance. Je n’ai pas le temps de m’insérer
dans le groupe des voyageurs qui attendent. Je suis encore sur la
chaussée, en train de traverser, qu’une
petite dame m’interpelle aimablement : « J’ai l’air en colère,
Madame ?». Le ton est calme, la
dame aussi. J’ai tout juste le temps de
l’envisager globalement avec sa casquette rouge, sa parka rouge, son pantalon
vert, et sa carte sénior à la main. Timidement, je réponds : « Pas
trop non, enfin je ne sais pas». Car je
sens bien qu’elle veut avoir l’air
furieuse. Les autres n’écoutent pas. Ils forment un groupe compact un peu plus
loin. Il y a là une maman de couleur avec
sa fillette, sa poussette et le bébé, un monsieur seul, une autre dame
âgée, un couple. La petite dame continue sur le même ton très calme :
« Il n’a pas voulu me donner de l’argent voyez-vous ». Une histoire
de couple sans doute. Un homme acariâtre ou violent comme j’image celui qu’elle
peut avoir. « Ah bon ! » fut
ma réponse. Elle continue son
monologue : « C’est incroyable quand même, il n’a pu aller à la
banque, il n’a pas de sou, alors, moi
comment je fais ? Vous voyez vous
comment je fais ? ». En réalité je
n’en sais rien, sauf que tant de fois
j’ai entendu ces choses que ça me remue quand même. A-t-elle reconnu que je
sais tout cela pour m’interpeller de cette façon? Question intime, sans réponse. Bon, on attend le bus ensemble. Elle s’approche de
moi : « Vous voyez j’ai quand même le téléphone », je ne réponds
rien. Que dire, la carte de bus gratuite me semble de bon augure pour commencer la
journée. C’est quelque chose déjà. Le téléphone, je ne vois pas encore très
bien. Elle met la main dans la poche intérieure de la parka et tâte un objet. Elle
poursuit : « Depuis qu’on dort à la citadelle, c’est toujours pareil. Il n’a pas le
sou ? Il ne peut m’en donner. Il
n’est pas encore passé à la banque ».
Je finis par comprendre un bout… Sans doute dort-elle dans le parc de l’hôpital de la Citadelle.
J’ose : « Vous dormez dans le parc ? »
Elle : « Non, on dort à l’abri bus ».
Moi : « Depuis quand ? »
Elle : « Depuis septembre ».
Moi : « Mais vous avez dû avoir froid cet hiver,
il a fait très froid cet hiver».
Pas de réponse. Elle
est dans son idée. Elle poursuit :
« Vous savez, un tuteur comme celui-là,
c’est pas bon ». Elle me montre la
rue en face pour me dire qu’il habite là, en face, celui qui n’a pu aller à la banque et qu’elle
est venue voir ce matin-là, celui contre lequel elle cherche un chemin. Son geste exprime une furie qu’elle a dû contenir. Elle repart de plus belle :
« Depuis septembre, des comédies
comme ça, il fait ». Puis :
« Je connais un commissaire de police qui m’a dit : « Tu dois
changer de tuteur ». Je connais un autre commissaire de police qui m’a dit
pareil, heureusement que j’ai le
téléphone ». Elle sort le téléphone et cette fois-ci me le montre :
« Je vais le vendre à un photographe ». Je me demande pourquoi un
photographe mais je me tais. Elle m’explique le déroulement de sa journée : « Vous savez Madame
je ne l’ai pas volé le téléphone. Je l’ai trouvé à l’abribus. Je ne peux rien
en faire. Il est à moi parce qu’il n’y a pas de nom ni rien. Le photographe me
l’achètera, vous voyez, heureusement»,
et le bus arrive. Elle file vite, monte avec les autres et s’éloigne de
moi. Notre conversation a pris fin. Je me suis promis d’aller, avant mon
départ, la voir à l’abribus de l’hôpital
de la Citadelle … Mais je ne l’ai pas fait. Il aurait fallu aller à une heure
tardive et je n’ai pas eu le courage.
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