Liberté - Quelle conception avait-il de la culture ?
35- Quelle conception avait-il de la culture ?
Joseph Wresinski avait, dans les années soixante, deux sortes de questions par rapport à la culture :
La première : " La question est de savoir si la classe ouvrière pourra être, à elle seule, créatrice d’une culture qui puisse renouveler et nourrir une société ?"
La deuxième : " Quand les gens parlent de bâtir la communauté humaine à partir du monde ouvrier nous demandons toujours : " Et les pauvres qu’en faites-vous ? Si ce ne sont pas eux qui bâtissent le monde et le construisent, quel monde bâtissons-nous?"." […]
Pas de luttes au sens classique du terme, mais une nouvelle façon de s’interroger soi-même et de voir l’Autre. Parler de culture, pour le fondateur d’ATD, ce n’est jamais suivre les modes dominantes, que ce soit celle du relativisme culturel ou de l’affirmation du droit à la différence qui isolent les communautés, replient les gens sur leur groupe d’origine et en définitive créent des cloisonnements dans la société. Ce n’est pas non plus l’imposition aux pauvres de la culture bourgeoise. C’est au contraire faire une place à l’Autre dans une réflexion sur un projet de société.
Réapprendre à apprendre, c’est tout le sens profond de son action. C’est aussi dans ce sens là qu’il faut entendre ce que dit Joseph Wresinski des bourgeois dans le Mouvement. Il ne s’agit pas pour lui de les exclure, de les éliminer mais au contraire de les entraîner à changer de point de vue, à changer de manière d’être, en acceptant tous leurs atouts, tous leurs apports. C’est ce qu’on a pu constater dans la démarche du croisement des savoirs que mène le Mouvement ATD Quart-Monde. Se dégager de ses préjugés, de sa culture propre, pour bâtir le monde avec d’autres.
Et pour se rapprocher du monde ouvrier, défendre la cause du savoir plutôt que la cause de la culture, un revirement ? En apparence seulement, car le savoir est le socle sur lequel la culture se construit. Joseph Wresinski n’excluait pas la culture technique des savoirs à maîtriser par tous. Nous avons vu l’importance qu’il accordait au travail manuel. Il espérait même secrètement que les plus pauvres pourraient y accéder facilement étant donné leurs habitudes manuelles. Pour lui, la culture est celle qui est commune, celle qui rassemble, pas celle qui divise.
Textes choisis
" Pouvons-nous parler de culture? Je n’en sais rien. Il me semble pourtant que pour qu’il y ait culture, il faudrait que les pauvres valorisent l’état dans lequel ils se trouvent, qu’ils valorisent, par exemple l’instabilité conjugale ; il faudrait qu’eux-mêmes reconnaissent cet état comme le meilleur, comme celui qui leur convient. Ils ne devraient pas se poser de questions sur d’autres états. Je ne sais pas si j’ai raison de dire cela. Ce que je sais, c’est que les gens ne valorisent pas du tout leur état. Les familles ici ne reconnaissent pas le concubinage comme un bon état. Elles pensent que la situation valable est celle du mariage. [...] La vraie question par rapport à l’état conjugal et à la culture est de savoir comment cet homme se pose le problème de l’avenir. Comment se pose-t-il la question des enfants, du travail, d’une rentrée régulière d’argent ? Se pose-t-il le problème d’une organisation intérieure de la famille ? […] Ce n’est pas la première fois que nous réfléchissons à cette question de la pauvreté qui serait héréditaire, parce que ses attitudes, ses comportements seraient inscrits dans une culture de la pauvreté. Elle nous parait cependant une idée de sociologues ou d’anthropologues qui, dans notre expérience, ne rend pas compte de la réalité, des souffrances, de la honte que sont obligés de vivre les pauvres que nous-mêmes rencontrons. Les gens ne connaissent pas les vraies conditions des pauvres et par conséquent ils ne savent pas non plus comment un homme pauvre vit à l’intérieur de ces conditions.".
Les pauvres ont-ils une culture ? Réunion de volontaires, avril 1965,
Écrits et paroles p. 318.
" Nous entendons ici par culture un ensemble de valeurs, de modes de vie et de pensée, de savoirs et de techniques vécu en commun et que les hommes entendent défendre ensemble et transmettre ensemble à la postérité.".
Intervention devant la Commission des Affaires culturelles sociales et familiales de l’Assemblée nationale à Paris le 23 avril 1970.
" Va-t-on considérer les pauvres en eux-mêmes et à cause de cela considérer toute cette souffrance qu’ils portent, tous ces espoirs qu’ils nourrissent, tous ces refus des riches qu’ils encaissent ? Pourquoi essayons-nous, Mouvement ATD Quart-Monde, de contacter les gens ? Nous le faisons parce que notre action ne peut être que dénonciation. Ce sont les autres qui peuvent réaliser, qui doivent réaliser. Le peuple ne peut pas réaliser son espérance, il n’en a pas les moyens. Ce sont les autres qui en ont les moyens. Il faut qu’il y ait de ces hommes et de ces femmes libres qui aillent parmi la population pour lui permettre de dire : " voilà ce que nous vivons, voilà ce que nous refusons, voilà ce que nous espérons… et cela, vous nous le devez parce que nous sommes simplement des hommes." Si nous n’étions pas ces gens-là ( ces cons là ) personne, personne ne s’occuperait de ces gens-là. C’est très grave parce que le drame de cette population c’est qu’il n’y a pas pour elle de passerelle entre les syndicats et elle, et par conséquent, les syndicats ne la prennent pas en compte. Edmond Maire a essayé. La CFDT a essayé de ramener les plus pauvres, mais en réalité, ce n’est pas la même logique. Cette population n’a aucune logique syndicale et à un moment donné il n’y a plus prise en compte mais il y a perversion de la lutte. Comme me disait récemment une personne assez importante, une sociologue " Vos volontaires perdent leur temps avec ces gens-là parce qu’il n’en sortira jamais rien." Cette sociologue était venue à une Université Populaire, elle avait entendu les gens du Quart-Monde parler. Je lui ai répondu : " Il en sortira au moins une parole de dénonciation. Non pas une parole de révolte, parce que la révolte n’a jamais servi les pauvres, les très pauvres, mais une prise de conscience des deux côtés.".
Interview pour la revue Mutualité, 11 novembre 1987.
Extraits de Agir avec Joseph Wresinski , éditions Chroniques sociales.
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