Liberté - Quelle est sa pensée politique sur la disparition de la misère?
33. Quelle est sa pensée politique sur la disparition de la misère ?
Dire que Joseph Wresinski veut la disparition de la misère ne suffit pas à expliquer sa pensée. Les ultra-libéraux veulent également la disparition du sous-prolétariat par le jeu de la sélection naturelle et par adhésion à un darwinisme social, les faibles devant progressivement laisser la place à plus compétents qu’eux, à plus forts qu’eux, plus dynamiques qu’eux. Si cette théorie est politiquement minoritaire en France, elle a cependant contaminé tout le discours social. Les pauvres coûtent chers, ils ne sont pas productifs. Nombreux sont ceux qui pensent que les humanistes qui veulent les secourir sont des passéistes, des ignorants, des naïfs.[..]
La volonté d’éradiquer la misère n’était pas nouvelle en 1957 lorsque Joseph Wresinski reprit ce débat. Cette volonté s’était déjà manifestée avant et pendant la grande Révolution, par les soins des Comités de Mendicité tel que le rapporte Alan Forrest : " Ce n’est pas le défaut des biens qui constitue la pauvreté, c’est le défaut de travail." . Les solutions envisagées alors consistaient donc en travaux ruraux d’aménagement des chemins vicinaux et de routes par les plus pauvres. Ces solutions furent reprises par Louis Napoléon Bonaparte sous l’influence de Saint-Simon. En 1848, au moment où Joseph Wresinski situe la grande révolte des pauvres, l’idée de Louis Napoléon Bonaparte était de régénérer le vice par la vertu du travail dans des colonies agricoles qui seraient accordées aux plus pauvres. Bien entendu Joseph Wresinski ne pouvait adhérer à la notion de vice, ni à la vision idyllique et régénératrice de la société rurale. Il sait qu’à la campagne l’exclusion est parfois plus féroce encore qu’à la ville. […]
On ne s’étonnera donc pas de sa conception d’une classe sociale opprimée par toutes les autres, qui est la reconnaissance par Joseph Wresinski de la lutte des classes, mais on ne s’étonnera pas davantage de l’adoption d’un certain ouvriérisme qui se manifeste lorsqu’il affirme sa croyance que les plus pauvres pourront prendre en main, avec d’autres, non seulement leur destinée mais aussi l’évolution du monde. Et puis la véritable considération qu’il a pour les problèmes de la famille, les questions éducatives, et les problèmes de santé, à un point tel que Joseph Wresinski affirma souvent " nous sommes un Mouvement de familles ", s’il agace à gauche parce qu’il sous-entend l’effacement de la personne devant la famille, qu’il laisse croire à la volonté de perpétuation de la famille patriarcale et de ses règles implicites ou explicites défendues traditionnellement par la droite, la mise sous tutelle de la femme par l’homme, cette prise en compte doit cependant être perçue comme précisément un retour salutaire à la dignité de l’homme fondement de la République. Car le fondateur du Mouvement ATD Quart-Monde ajoute quelque chose à la fois aux conceptions courantes sur les classes sociales, et aux conceptions de la famille comme élément de base de la société. Ce qu’il ajoute vient, pour l’essentiel de ses conversations avec les pauvres, de ses contacts quotidiens et approfondis et de sa réflexion sur ce vécu. Il y ajoute rien moins que l’expérience des pauvres et ce n’est pas rien si nous avons en mémoire que les familles qu’il côtoie n’ont rien de conforme à l’idéal de la nation ! Il y ajoute le rappel que l’être humain est un être à considérer dans sa globalité. De là cette affirmation " Nous devons nous rappeler que le jeu politique est impliqué dans la vie de tous les jours, dans tous les combats, qu’il n’y a pas de frontière, qu’il est présent dans tous les pays." . La référence à l’expérience ne signifie nullement sentimentalisme mais bien plutôt construction d’une liberté.
Se baser sur l’expérience des pauvres pour définir une politique? Qui aurait osé prendre cette option dans les années soixante? Joseph Wresinski l’a fait. Avec peu de succès au début, mieux écouté par la suite. Ne connaissant pas les blogs et néanmoins précurseur de ce que revendiqueront plus tard certains candidats aux élections nationales. Sachant très bien par expérience, comme le dit Emmanuel Todd dans un quotidien au moment des élections présidentielles de 2007 que " ceux qui souffrent comprennent plus vite", Joseph Wresinski y ajoutait cette originalité singulière et d’une certaine façon incompréhensible que les pauvres devaient défendre non seulement leurs droits mais aussi ceux des autres : Un rôle éminemment politique.
Textes choisis de Joseph Wresinski
" Le Mouvement refuse toute excuse à la persistance de la misère, elle n’existe que parce que nous l’admettons. Le Mouvement réclame une volonté politique de la détruire ! Le Mouvement n’admet pas qu’on puisse accuser les familles les plus défavorisées de se complaire dans l’extrême pauvreté, d’y demeurer par manque de volonté ou par laisser-aller ! Qui en effet, peut se complaire dans le dénuement et la dépendance. […] Car qui, mieux que ce peuple peut savoir, pour l’avoir vécu, ce qui opprime les hommes, ce qui les détruit ? Si nous écoutions les familles des cités sous-prolétariennes, elles seraient "révélateurs" de tout ce qui dans notre société, brime, écrase l’homme. Elles pourraient être les garants que tout changement, tout progrès, toute orientation politique nouvelle, servent au profit de tous. Leur expérience pourrait nous enseigner ce qu’est réellement la justice, la liberté ! Elles pourraient nous apprendre les exigences qu’impose une vraie démocratie où tout citoyen est entendu parce qu’il est un homme!".
Les trois refus du Mouvement ATD Quart-Monde, Quand l’histoire se rétablit, Revue Igloos N° 97 / 98, Editions Science et Service, 1978.
" Le premier des droits est celui de vivre en tant que sujet de droits. Le premier combat est de reconquérir les moyens de manifester sa dignité, quelle que soit sa condition. la lutte des plus pauvres est d’acquérir leur identité, donc d’être reconnus comme des vivants. Nous oublions souvent que l’identité, la dignité sont les finalités mêmes des droits de l’homme, le but annoncé dans le préambule de la Déclaration Universelle. Nous oublions que la dignité est le fondement essentiel, la raison d’être de ces droits : la dignité et l’identité honorable sont l’alpha et l’oméga des Droits de l‘Homme.".
Pauvreté, mort sociale, espérance de vie, Conférence aux Vingt-sixièmes journées de la Santé Mentale à Paris, le 4 décembre 1981.
" Les plus pauvres de notre temps nous obligent, en effet, d’abandonner cette façon dont nous avons pris l’habitude d’envisager les Droits de l’Homme comme en pièces détachées. Car n’est-ce pas ce que nous faisons, en les dénaturant d’ailleurs, quand nous nous intéressons aux libertés politiques d’un côté, au droit au travail de l’autre, à la liberté d’expression d’un côté, au droit à l’instruction de l’autre, à la liberté de circulation d’un côté, au droit au logement ou à la famille de l’autre … comme si cela avait un sens de parler de la liberté de circulation, pour des hommes et des familles auxquels nous n’offrons pas, d’abord, la liberté de se fixer dans un foyer décent et sécurisant, librement choisi, comme si cela avait un sens de parler de la participation politique, pour des hommes à qui nous n’avons pas offert, d’abord l’alphabet et une place sur le marché de l’emploi. Nous avons pris coutume d’aborder les droits inaliénables en pièces détachées et, sans toujours nous en apercevoir, nous sommes tombés dans l’écueil qui consiste à mettre la charrue devant les bœufs. Car n’est-ce pas ce que nous faisons, quand nous plaçons les droits civils et politiques comme à part, devant les droits économiques, sociaux et culturels qui, en réalité, les rendent opérants.".
Séminaire "Les droits des familles de vivre dans la dignité " organisé par l’Association Internationale des Juristes catholiques, le Mouvement ATD Quart-Monde et le Conseil de l’Europe, à Strasbourg du 9 au 11 décembre 1981
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