samedi 28 février 2009

fraternité-Quelle nouvelle démarche intellectuelle propose-t-il ?

47. Quelle nouvelle démarche intellectuelle propose-t-il ?
Pour mesurer le trajet fait depuis 1957, il sera nécessaire d’appréhender plus concrètement les valeurs de la société de l’époque et de faire un détour par les conceptions médicales ayant cours dans ces années cinquante, au moment précisément où Joseph Wresinski faisait son entrée dans le Camp de Noisy. C’est Boris Cyrulnik psychiatre, analyste, éthologue contemporain, qui fut enfant une victime innocente de la guerre de 39 / 40 qui nous mettra sur la voie, lui qui est allé à l’école pour la première fois à 11 ans. Boris Cyrulnik est saisissant quand il parle de la façon dont on voyait les enfants dans les années cinquante : " Quand dans les années cinquante, Spitz, Bowly et Robertson ont filmé des enfants banalement séparés de leur mère, ils ont rendu observable un fait que la pensée collective de l’époque n’envisageait même pas : un enfant privé de sa mère peut souffrir de troubles affectifs. Quand je raconte cette histoire aujourd’hui, les étudiants croient que je parle de Jurassic-Psy. Ce qui comptait dans le discours social de l’époque, c’était le poids et la mesure, les " ingesta " et les " excreta " : on pesait donc un enfant avant son placement en institution et, s’il avait grossi, c’était la preuve que l’institution était bonne ! La qualité s’évaluait en kilos d’enfant ! Il fallait être psychanalyste pour oser penser qu’une qualité pouvait s’évaluer autrement, et qu’un trouble manifesté aujourd’hui pouvait s’enraciner dans une privation survenue hier. Il fallait, en plus, être un psychanalyste non-intégriste pour oser penser que ce qui se manifeste dans l’interaction observable n’exclut pas l’historisation du sujet, nécessaire à son identité." .
Dans un tel contexte nous ne nous étonnerons pas alors qu’en 1960, l’association " Groupe d’action culture et relogement " fut interdite par le Ministère de l’Intérieur. Les Renseignements Généraux furent réticents à la création de cette association de " pauvres " (considérés comme alcooliques, délinquants, mauvais parents, chômeurs) association dont le but incompréhensible ne répondait en aucune façon aux canons des bonnes conduites de l’époque. Joseph Wresinski ne pouvait a fortiori faire comprendre au monde que la séparation des enfants de leur mère faisait souffrir les mères, les pères et les enfants. C’est cependant une des premières vérités que Joseph Wresinski mit sur la place publique car le placement des enfants des pauvres dans le bidonville était une solution jugée élégante, rationnelle et la plus simple aux yeux de beaucoup. " Vos gosses, ils seront mieux ailleurs !", discours courant, basé sur une analyse de l’incompétence de la famille et sur la reconnaissance d’une autre compétence ailleurs. Discours en fait très moralisateur.
Textes choisis
" Que des fonctionnaires à travers les capitales de l’Europe nous l’ont affirmé : ces gens ne sont pas des pauvres, ce sont des vicieux, des alcooliques, des malades mentaux, des inadaptés. Ils se regroupent sans cesse, mais ce voisinage est néfaste et nous les dispersons. Que de familles avons-nous visitées à travers ces capitales, isolées, tapies dans leur logement, entourées d’un voisinage hostile. L’assistante sociale devrait leur apporter l’ersatz des relations humaines, fraternelles qu’aurait pu leur offrir un voisinage familier qui aurait partagé leur sort. Est-il nécessaire d’ajouter que cette ségrégation voulue ou inconsciente ne repose sur aucune donnée sociologique ou psychologique objective ? […] Notre expérience n’est d’ailleurs pas unique. De multiples études américaines et canadiennes révèlent que les familles-problèmes semblent avoir hérité un état de dépendance chronique de la charité publique de leurs parents et de leurs grands-parents. L’hypothèse s’impose que nous sommes en présence d’une pauvreté marginale et d’une culture de la misère héritée. Peut-être rejoignons-nous ici la thèse d’Oscar Lewis sur la culture de pauvreté. Il appartient aux hommes de science d’approfondir ces questions […] Si nous avons raison de penser que ces familles sont les laissées pour compte des classes laborieuses pauvres, leur premier besoin ne serait-il pas d’y retrouver leur place ?".
Introduction au colloque sur les familles inadaptées sous le patronage de la Commission française pour l’Unesco. Paris le 10 février 1964.

Extraits du livre
Agir avec Joseph Wresinski.
L’engagement républicain du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde .
Editions chronique sociale-2008- 320 p.
En vente aux éditions chronique sociale, aux éditions Quart Monde et en librairie. 16,90 euros

samedi 21 février 2009

Liberté-Pourquoi a-t-il inventé le "Quart-Monde"?

36. Pourquoi a-t-il inventé le "Quart Monde"?
Il ne pouvait penser qu’à l’avenir collectif des populations misérables. Difficile entreprise lorsque tout est fait dans la société environnante pour qualifier la misère avec des critères individualisés, de nature psychologique, voire génétique.
Très clairement, dés 1963, Joseph Wresinski voulait faire entrer dans notre société un groupe et non seulement des personnes : " Nous n’aurons pas réussi si cette communauté (des pauvres) n’est pas acceptée par la société, par l’Église, par la commune, par le Ministère de l’Intérieur et celui de la Population, par les écoles aussi et par toutes les institutions qui forment la société. D’autre part, il faudra aussi que les familles du Camp acceptent pleinement le monde environnant, qu’elles veuillent vivre d’une manière qui ne soit pas intolérable à ceux qui les entourent." .
Très clairement aussi en 1970 dit-il : " Une seule couche de population est totalement opprimée et toutes les autres l’oppriment. Cette couche-là est celle du Quart-Monde." . Version moderne des propos du créateur du Tiers-État en 1789, Sieyès lui qui, plus incisif affirmait : " Qui oserait dire que le Tiers-État n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour constituer une nation ? Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus […] Que serait le Tiers-Etat sans l’ordre privilégié ? Tout, mais un tout bien florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres." .
Joseph Wresinski, l’homme de la dignité des pauvres, sans attaquer les privilégiés, ne manquait pas une occasion de dire que sans la participation des pauvres notre société était bancale, que sans leur avis, sans leur parole surtout, notre monde manquait d’épaisseur, d’humanité. Il savait aussi que Tiers-État et pauvreté extrême ne recouvraient pas les mêmes réalités. Il s’intéressa aux exclus du Tiers-État.
Sa tâche fut d’expérimenter une autre approche. D’abord pour convaincre autour de lui de l’étendue de cette misère mais aussi pour dialoguer avec les très pauvres dans d’autres registres que celui de la culpabilité. La dignité donc et toujours, mais au service de la cause des plus pauvres et non dans le but de maintenir une " pauvreté témoin " repoussante. Cette tâche, un peu étrange, mal comprise au départ, fut plus explicite à partir de 1968, date à laquelle le Mouvement ATD Quart-Monde qu’il avait fondé se donna des objectifs politiques. Elle ne fut reconnue que beaucoup plus tard grâce au rapport au Conseil économique et social, mais grâce aussi aux progrès de la population dite des " très pauvres " pour acquérir la capacité à s’exprimer publiquement et alors le Mouvement ATD Quart-Monde put assumer son rôle de représentation.
Textes choisis
" Le Quart-Monde est un peuple qui n’a pas ses intérêts défendus par les syndicats, qui ne semble entrer dans aucun des intérêts de la classe ouvrière ni des autres cercles professionnels. Parmi les partis politiques, aucun ne l’a jamais pris en charge alors que les services sociaux ne le connaissent que pour le mettre en tutelle ou pour lui retirer ses enfants. C’est cela le Quart-Monde. Peuple de sous-prolétaires, disait Karl Marx, peuple au-dessous de tout le reste de l’humanité, peuple au plus bas de l’échelle sociale. Peuple d’inadaptés disent certains, peuple "infra humain " disent d’autres, peuple de sous-privilégiés disent les Anglais. Nous l’appelons le Quart-Monde non pas du tout en opposition avec le Tiers-Monde mais parce que nous pensons très sérieusement qu’il est l’incarnation, la voix, le signe de toutes les oppressions, de toutes les punitions qui sont infligées aux hommes, lorsque ceux-ci ne correspondent pas aux idéaux qui fondent notre société.".
Les plus pauvres, ferments du progrès de la société de consommation, Conférence à Nancy, 12 mai 1969.

Extraits du livre
Agir avec Joseph Wresinski.
L’engagement républicain du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde .
Editions chronique sociale-2008- 320 p.
En vente aux éditions chronique sociale, aux éditions Quart Monde et en librairie. 16,90 euros

dimanche 15 février 2009

Egalité-Avait-il une théorie pour lutter contre l'exclusion?

10. Avait-il une théorie pour lutter contre l’exclusion ?
Il a le premier situé la question de la pauvreté dans le fonctionnement de la société et non dans les carences des personnes pauvres, alors que tous les fonctionnaires de la banlieue parisienne et même de l’Europe lui assuraient que ces gens étaient des malades mentaux, des alcooliques, des inadaptés. Et ceci dès les années soixante.
C’est donc au niveau de la raison, de l’intelligence, qu’il pensait agir et non au niveau des sentiments. Le cœur ne suffit pas. Les jugements hâtifs et catégoriques des responsables s’expliquaient par le fait que dans les années cinquante, dans cette Europe d’après guerre qui renouait avec la croissance, on pensait que la misère avait disparu. Or en réalité, dans de nombreux bidonvilles, des populations vivaient dans la honte. De temps à autre un fait divers particulièrement dramatique les faisait sortir de l’ombre, si bien que les pouvoirs publics et les Églises ne pouvaient pas les ignorer. La politique qui se préparait était radicale mais erronée sur le fond. En 1963, Joseph Wresinski interpella les parlementaires à propos de la loi Debré sur la résorption des bidonvilles. Les pouvoirs publics avaient cru bien faire en décidant de détruire les bidonvilles pour faire disparaître le symptôme de la grande pauvreté. Mais ils n’avaient rien à offrir aux populations qui se terraient dans ces lieux. Joseph Wresinski tint alors un discours dérangeant. Son analyse préfigurait celle de l’anthropologue Martine Xiberras : " La société a tendance à considérer les exclus comme responsables de leur exclusion et leur reproche cette absence sociale ou leur manque de participation au modèle officiel. Les exclus, par contre, pour lutter contre leur isolement, ont tendance à développer leur propre mode d’organisation et reprochent à la société son manque de reconnaissance en leur faveur. Il y a donc une rupture du lien symbolique qui s’installe entre ces deux acteurs et qui prend la forme d’un conflit ouvert ou d’une guerre des images ou de points de vue qui s’opposent jusqu’à nier réciproquement leur existence."
Textes choisis

" Comment se fait-il que, dans une société qui recherche une répartition équitable de certains biens économiques, sociaux, culturels ou physiologiques, considérés comme indispensables à l’épanouissement de l’homme, un si grand nombre de familles en demeurent encore privées. Certains nous affirment que ces familles se détournent volontiers de ce qui leur est offert. Leur état de pauvreté insolite correspondrait en quelque sorte à leur nature et elles ne souhaiteraient pas partager la vie d’une société évoluée. Celle-ci aurait tort de leur attribuer les besoins de l’ensemble. Selon aucun d’eux d’ailleurs, ces familles représenteraient le déchet normal de toute communauté humaine. Une telle conception du problème ne peut pas nous satisfaire [...] Si des familles aujourd’hui errent d’un terrain vague à l’autre, fuyant les Services qui peuvent leur prendre leurs enfants, si elles se tapissent dans des taudis insalubres et évitent les consultations médicales ou le préventorium, si d’une façon générale, elles assument un mode de vie qui attire le mépris et la méfiance de leur entourage, il n’est pas dit que cette vie sous-humaine corresponde à leur nature et à leurs besoins. Il est beaucoup plus probable que la société n’a pas su leur offrir la possibilité de satisfaire leurs besoins en leur proposant ses biens sous une forme qui correspondent à leur conception des choses ou dans des conditions conformes à leurs dimensions particulières. [...] Il semblerait que la société se voie donc, une fois de plus obligée de pousser plus avant l’analyse. Plutôt que de juger ces familles comme des déviants invétérés ou de les classer comme des malades mentaux incurables, ce qui en vérité n’explique rien, la raison nous pousse à nous demander si nous avons bien compris leur impasse.".
Introduction de Nouveaux aspects de la famille, Éléments d’analyse de la famille inadaptée, ÉditionsATD , cycle d’étude 1961 / 1962, p. 7.

Extraits du livre
Agir avec Joseph Wresinski.
L’engagement républicain du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde .
Editions chronique sociale-2008- 320 p.
En vente aux éditions chronique sociale, aux éditions Quart Monde et en librairie. 16,90 euros

mardi 3 février 2009

Fraternité - Se référer à une religion est-il nécessaire ?

44. Se référer à une religion est-il nécessaire ?
Dans sa réflexion sur l’ordre établi, Joseph Wresinski a intégré des références diverses. Marx l’interpellait par sa préférence pour les humbles malgré ses jugements sur le " Lumpenprolétariat ", il y revient souvent nous l’avons vu. L’Église en tant qu’institution lui semblait absente des lieux de misère. Il est persuadé cependant que les plus pauvres ont besoin de Dieu. C’est sans aucun doute un point de désaccord fondamental avec les plus laïques de ceux qui, sans être croyants, auraient cependant le désir de s’investir dans la lutte contre la misère auprès du Mouvement ATD Quart-Monde.[…]
Depuis la création du Mouvement ATD Quart Monde, il faut noter que malgré l’origine catholique de la majorité de ses membres, Joseph Wresinski a toujours recherché une interconnexion des religions (parce que l’extrême pauvreté avait le même visage sur toute la planète) et non le repli sur sa propre religion, c’est-à-dire qu’il a voulu l’ouverture maximale à toutes les croyances. Imposer aux autres sa vision des choses ne lui convenait d’ailleurs pas : Ne disait-il pas aussi que le Mouvement n’était pas confessionnel pour dire plus clairement que tous ceux qui croient en Dieu, si nombreux dans le Mouvement, ne devaient pas y venir au nom de leur foi, avec une banderole de prosélytisme !
Il a donc affirmé que le Mouvement ne se définissait pas comme un rassemblement d’hommes sans croyances et qu’il ne se définissait pas non plus comme le Mouvement d’une croyance particulière. Ce ne sont pas, semble-t-il, les personnes athées ni les agnostiques ni les libres-penseurs qu’il mettait en cause, ce sont ceux qui refusent toute possibilité de croyances aux autres : les autoritaires, ceux qui voudraient combattre l’opium du peuple en dénigrant la religion ! Joseph Wresinski reconnaît aux athées, aux agnostiques et aux libres-penseurs leur liberté de pensée, c’est incontestable. Il appelle à leur sens des responsabilités pour jouer leur rôle dans la lutte pour la justice et la reconnaissance de la dignité des hommes. Et sans aucun doute est-il très proche de certains. Pour Joseph Wresinski, il n’y a pas, dans le Mouvement, d’obligation de croyances ni de contrainte sur la liberté de conscience. C’est donc le contraire d’un embrigadement à la façon des sectes puisque c’est l’ouverture et non la fermeture. Ce n’est pas très éloigné de la laïcité avec une nuance importante : le monde de Joseph Wresinski s’organise autour de la foi, lui-même disant n’avoir de comptes à rendre qu’à Dieu alors que notre monde s’organise sans la foi, nous dirions que nous n’avons de comptes à rendre qu’aux hommes et à notre conscience. Bien que regrettant cette tendance à vouloir confessionnaliser toute spiritualité nous pourrions reconnaître que, dans le quotidien, Joseph Wresinski était plus proche du réel que quiconque. Certains ont dit en France que la gauche n’avait pas l’apanage du cœur. Nous pourrions de la même façon lui dire à posteriori, que les religions, les confessions, n’ont pas l’apanage de la spiritualité. Les mouvements du cœur et plus encore la vie de l’esprit, n’ont que faire des appartenances sociologiques ou religieuses. Tout le monde le comprend bien, Joseph Wresinski peut-être plus qu’un autre. C’est pourquoi il pouvait se permettre de rappeler avec force que la monopolisation des pauvres par les chrétiens est odieuse! Nous ajouterions que la monopolisation des pauvres par quiconque serait tout aussi odieuse.
Joseph Wresinski admit couramment que si pour lui, elle est fondée sur la foi, la conviction profonde que tout homme porte en lui une valeur fondamentale qui fait sa dignité d’homme, existe aussi dans les diverses spiritualités des uns et des autres. Cette reconnaissance de la nécessité d’une certaine diversité spirituelle est essentielle car c’est elle qui conditionne l’appel aux changements de la société. Si par hasard, le Mouvement devenait un Mouvement confessionnel - et il aurait pu se déterminer dans ce sens - cela ne changerait en rien le fait que la société française elle-même n’est pas régie par des valeurs confessionnelles et que dans le reste du monde d’autres références philosophiques ont cours. Par suite le message de Joseph Wresinski et du Mouvement ATD Quart-Monde à la société devrait donc toujours être rendu intelligible pour la société et utilisable par la société dans l’intérêt des pauvres eux-mêmes. Par conséquent Joseph Wresinski, voulant lutter contre l’hostilité des uns et des autres envers le Sous-Prolétariat a sans cesse pris soin de s’adresser à tous au-delà des principes religieux de sa propre religion, au-delà des valeurs confessionnelles les plus courantes dans nos pays d’Europe.[..]
Joseph Wresinski un homme religieux, oui. Mais un homme religieux qui voyait le réel et ne l’enveloppait pas d’un nuage de faux-semblant. Un homme donc qui, s’il considérait que la foi était totalement liée à son combat personnel, ne considérait pas que les autres devraient être identiques à lui-même mais plutôt différents de lui-même. La richesse de la diversité spirituelle et culturelle lui était apparue clairement. C’est donc au fond bien de la fraternité de la devise républicaine qu’il s’agissait car c’est elle seule qui pouvait faire ciment.
Textes choisis
" Car est-il légitime que nous imposions aux hommes une conception de Dieu, de l’homme ou des structures de la société ? La leur offrir est légitime, si cela nous est demandé. […] Autrement, les apporter de notre propre initiative ne peut être qu’une intrusion intempestive chez les pauvres, ils ne pourront que nous maudire, de même que le fermier, qui espère et fait des prières pour que l’eau tombe dans son champs, maudit la tornade qui vient et détruit la récolte. Souvent nous faisons comme l’Idiot de Dostoïesky : il n’avait rien de mauvais en lui, mais il n’a réussi qu’à détruire.".
Nous n’apporterons aux pauvres que ce qu’eux-mêmes auront appris à nous demander, Réunion de volontaires, Été 1966,
Écrits et paroles, t 1, p. 447.
" Si on se met à dire, par exemple, que si on n’est pas chrétien on ne peut pas sauver la population, c’est faux : on se met à vouloir construire sur une pensée à soi, au lieu de construire d’après les leçons de la population.".
Après le pourquoi, le comment d’un corps volontarial, juillet / août / septembre 1979, Dossiers de Pierrelaye.
" Le Mouvement est un carrefour et il doit le rester. Sachons bien que la population n’a pas les moyens ni sociaux ni culturels ni religieux, de se conformer à des obligations, à des rites, à des dogmes et par conséquent nous n’avons pas à lui imposer nos idées, nos doctrines, nos options politiques, notre spiritualité.".
Échos des Assises 81, juillet / août / septembre 1981, Dossiers de Pierrelaye.
" Le Mouvement est interconfessionnel. Un assez grand nombre de ses volontaires et alliées ne sont pas des croyants. Les " volontaires " qui l’animent sont réunis par cette volonté de faire prendre conscience aux plus pauvres qu’ils sont libérables, et que ce n’est qu’ensemble qu’on se libérera. Chez nous, même les athées vont donc lutter pour le droit à la spiritualité ! Même si pour eux, tout n’est pas clair dans la foi, c’est pour eux un droit important : le droit de prier, le droit aux sacrements, le droit d’être l’Église ! J’ai même vu des volontaires non-croyants affronter les prêtres pour obtenir la célébration d’une communion ou d’un mariage que l’on voulait retarder ou refuser. C’est là une démarche fondamentale dans le mouvement : ce respect profond pour le droit au spirituel. Les pauvres aussi ont le droit de connaître Dieu.".
Solidaires … ou frères ? Interview pour
Les annales du Sacré-cœur d’Issoudun, juin 1985.
" Tout le Mouvement a été bâti comme cela : ce n’est pas un homme qui fait des projets, mais un événement se présente ou une personne me sollicite et cela suscite chez moi un intérêt immédiat, spontanément j’ai toujours essayé de répondre." oui " mais avec cette réserve " on va voir." . À tous les volontaires, je dis : " Il faut faire confiance, mais en gardant toujours la distance pour voir si notre confiance est bien placée.". J’ai toujours été comme cela. Je crois que ma mère était comme cela." .
Entretien avec Marie-Pierre Carretier, pour l’Express, décembre 1987.
Extrait du livre "agir avec Joseph Wresinski", éditions chronique sociale

mercredi 14 janvier 2009

Liberté - Quelle conception avait-il de la culture ?

35- Quelle conception avait-il de la culture ?
Joseph Wresinski avait, dans les années soixante, deux sortes de questions par rapport à la culture :
La première : " La question est de savoir si la classe ouvrière pourra être, à elle seule, créatrice d’une culture qui puisse renouveler et nourrir une société ?"
La deuxième : " Quand les gens parlent de bâtir la communauté humaine à partir du monde ouvrier nous demandons toujours : " Et les pauvres qu’en faites-vous ? Si ce ne sont pas eux qui bâtissent le monde et le construisent, quel monde bâtissons-nous?"." […]
Pas de luttes au sens classique du terme, mais une nouvelle façon de s’interroger soi-même et de voir l’Autre. Parler de culture, pour le fondateur d’ATD, ce n’est jamais suivre les modes dominantes, que ce soit celle du relativisme culturel ou de l’affirmation du droit à la différence qui isolent les communautés, replient les gens sur leur groupe d’origine et en définitive créent des cloisonnements dans la société. Ce n’est pas non plus l’imposition aux pauvres de la culture bourgeoise. C’est au contraire faire une place à l’Autre dans une réflexion sur un projet de société.
Réapprendre à apprendre, c’est tout le sens profond de son action. C’est aussi dans ce sens là qu’il faut entendre ce que dit Joseph Wresinski des bourgeois dans le Mouvement. Il ne s’agit pas pour lui de les exclure, de les éliminer mais au contraire de les entraîner à changer de point de vue, à changer de manière d’être, en acceptant tous leurs atouts, tous leurs apports. C’est ce qu’on a pu constater dans la démarche du croisement des savoirs que mène le Mouvement ATD Quart-Monde. Se dégager de ses préjugés, de sa culture propre, pour bâtir le monde avec d’autres.
Et pour se rapprocher du monde ouvrier, défendre la cause du savoir plutôt que la cause de la culture, un revirement ? En apparence seulement, car le savoir est le socle sur lequel la culture se construit. Joseph Wresinski n’excluait pas la culture technique des savoirs à maîtriser par tous. Nous avons vu l’importance qu’il accordait au travail manuel. Il espérait même secrètement que les plus pauvres pourraient y accéder facilement étant donné leurs habitudes manuelles. Pour lui, la culture est celle qui est commune, celle qui rassemble, pas celle qui divise.
Textes choisis
" Pouvons-nous parler de culture? Je n’en sais rien. Il me semble pourtant que pour qu’il y ait culture, il faudrait que les pauvres valorisent l’état dans lequel ils se trouvent, qu’ils valorisent, par exemple l’instabilité conjugale ; il faudrait qu’eux-mêmes reconnaissent cet état comme le meilleur, comme celui qui leur convient. Ils ne devraient pas se poser de questions sur d’autres états. Je ne sais pas si j’ai raison de dire cela. Ce que je sais, c’est que les gens ne valorisent pas du tout leur état. Les familles ici ne reconnaissent pas le concubinage comme un bon état. Elles pensent que la situation valable est celle du mariage. [...] La vraie question par rapport à l’état conjugal et à la culture est de savoir comment cet homme se pose le problème de l’avenir. Comment se pose-t-il la question des enfants, du travail, d’une rentrée régulière d’argent ? Se pose-t-il le problème d’une organisation intérieure de la famille ? […] Ce n’est pas la première fois que nous réfléchissons à cette question de la pauvreté qui serait héréditaire, parce que ses attitudes, ses comportements seraient inscrits dans une culture de la pauvreté. Elle nous parait cependant une idée de sociologues ou d’anthropologues qui, dans notre expérience, ne rend pas compte de la réalité, des souffrances, de la honte que sont obligés de vivre les pauvres que nous-mêmes rencontrons. Les gens ne connaissent pas les vraies conditions des pauvres et par conséquent ils ne savent pas non plus comment un homme pauvre vit à l’intérieur de ces conditions.".
Les pauvres ont-ils une culture ? Réunion de volontaires, avril 1965,
Écrits et paroles p. 318.
" Nous entendons ici par culture un ensemble de valeurs, de modes de vie et de pensée, de savoirs et de techniques vécu en commun et que les hommes entendent défendre ensemble et transmettre ensemble à la postérité.".
Intervention devant la Commission des Affaires culturelles sociales et familiales de l’Assemblée nationale à Paris le 23 avril 1970.
" Va-t-on considérer les pauvres en eux-mêmes et à cause de cela considérer toute cette souffrance qu’ils portent, tous ces espoirs qu’ils nourrissent, tous ces refus des riches qu’ils encaissent ? Pourquoi essayons-nous, Mouvement ATD Quart-Monde, de contacter les gens ? Nous le faisons parce que notre action ne peut être que dénonciation. Ce sont les autres qui peuvent réaliser, qui doivent réaliser. Le peuple ne peut pas réaliser son espérance, il n’en a pas les moyens. Ce sont les autres qui en ont les moyens. Il faut qu’il y ait de ces hommes et de ces femmes libres qui aillent parmi la population pour lui permettre de dire : " voilà ce que nous vivons, voilà ce que nous refusons, voilà ce que nous espérons… et cela, vous nous le devez parce que nous sommes simplement des hommes." Si nous n’étions pas ces gens-là ( ces cons là ) personne, personne ne s’occuperait de ces gens-là. C’est très grave parce que le drame de cette population c’est qu’il n’y a pas pour elle de passerelle entre les syndicats et elle, et par conséquent, les syndicats ne la prennent pas en compte. Edmond Maire a essayé. La CFDT a essayé de ramener les plus pauvres, mais en réalité, ce n’est pas la même logique. Cette population n’a aucune logique syndicale et à un moment donné il n’y a plus prise en compte mais il y a perversion de la lutte. Comme me disait récemment une personne assez importante, une sociologue " Vos volontaires perdent leur temps avec ces gens-là parce qu’il n’en sortira jamais rien." Cette sociologue était venue à une Université Populaire, elle avait entendu les gens du Quart-Monde parler. Je lui ai répondu : " Il en sortira au moins une parole de dénonciation. Non pas une parole de révolte, parce que la révolte n’a jamais servi les pauvres, les très pauvres, mais une prise de conscience des deux côtés.".
Interview pour la revue Mutualité, 11 novembre 1987.
Extraits de Agir avec Joseph Wresinski , éditions Chroniques sociales.

lundi 29 décembre 2008

Egalité-En quoi était-il en rupture avec son église?

9. En quoi était-il en rupture avec l’Église?
Joseph Wresinski a très tôt interpellé et remis en question son Église dans sa façon de percevoir les pauvres, de répondre par des actions charitables à leurs besoins et à leurs aspirations. L’Église ne dit-elle pas " Bienheureux les pauvres!". Sans doute fit-il assez vite, probablement dès l’enfance, la part de ce qu’est la pauvreté librement choisie et la pauvreté subie avec l’humiliation qui va avec. Je n’ai jamais perçu chez lui, ce que l’on entend parfois ailleurs : La pauvreté subie et la grande misère seraient signes de la présence de Dieu. Certains pensent : " Les pauvres nous évangélisent" comme l'ont entendu souvent Michel Collard et Colette Gambiez qui partagèrent de nombreuses nuits et journées avec les sans-abris. . Il n’est pas avéré que le Père Joseph partageait ce point de vue et surtout ce n'est pas sur cette corde là qu'il jouait car pour lui la misère est toujours affreuse et doit donc toujours être combattue.[…]
En dépit de ses croyances fortes, dans le concret du quotidien, au milieu du linge sale et de mille petites choses de la vie, son approche de la misère s'est en quelques sorte laïcisée. Comme il ne jugeait pas les pauvres avec la façon traditionnelle de juger, il s'est mis à être critique par rapport aux actes de son Église, et à son rôle social. Il dit très bien et très souvent que la société s’est déchargée des pauvres en les confiant à l’ Église avec pour conséquence de les condamner ainsi à un certain enfermement. Il a même affirmé que l'Église était devenue, aux yeux des très pauvres, l'instrument du système, ce qui était une accusation très peu courante dans le milieu des chrétiens. Autant il reconnaissait à l’Église une constance dans sa présence auprès des pauvres et une charité d’ordre supérieur manifestée ici ou là, autant il était offusqué d’un semblant de charité, celle des bonnes œuvres, celle de la distribution de la soupe populaire.
Comme Victor Hugo un siècle plus tôt, il faisait appel à la sagesse de ses concitoyens et non à leur culpabilité. Il mettait l’accent sur la difficulté de vivre de tout un groupe social. S’interrogeant sur le sens qu’il donnait aux mots de "peuple du Quart-Monde" et de "peuple de Dieu" il exprima très clairement que sa définition était sociologique et non religieuse. Aucun messianisme, aucune référence à un peuple élu dont il serait le leader avec une mission divine ! Ses pairs sont Nelson Mandela, Martin Luther King, Paolo Freire et peut-être Gandhi. Si les difficultés de relations avec son Église apparaissent plus fortes au début de son action c’est bien précisément parce qu’il apporte à une époque qui n’est pas prête à l’entendre un renouveau considérable et que personne, dans la hiérarchie, ne voit comment tirer partie de ce trublion " mal embouché". Joseph Wresinski s’est enfin toujours dit d’Église et son Église est l’Église catholique, romaine et apostolique
Textes choisis de Joseph Wresinski
" Nous n'avons évidemment pas l'esprit à juger mais à connaître, à comprendre, par mille petites choses, la vie, le cœur des personnes ? Juger les familles n'est pas ce qui nous intéresse ni ne nous regarde. Le rapport est une manière de nous juger nous-même. Face à cette personne qui vous a insulté, comment avez-vous réagi ? Avez-vous essayé de vous expliquer en souriant gentiment, en disant : " Excuser-moi, je reviendrai plus tard."? Devant un tas de linge, avez-vous réagi en disant : " Tiens, je vais le faire, je vais vous le laver ?". Ou en disant : " Vous devriez le laver ? ". Ou en disant : " Tiens, mais si nous nous mettions ensemble pour le laver. Je pourrais demander à la laverie de vous réserver une heure ? " . Il y a toujours beaucoup de réactions possibles. Quelle a été la mienne ? Ai-je bien fait ?".
Le malheur toujours à fleur de peau de se sentir inférieur, Réunion de volontaires, septembre 1962, Écrits et paroles, t 1, p. 130.
" Est-il possible que les déshérités croient à ce dessein de Dieu, (que Dieu ne rejette aucune personne ) lorsque leurs enfants ont connu cet homme, mon voisin, trouvé mort un 14 juillet par sa femme qui revenait des courses, étendu sur un amas de vieux vêtements, d'excréments et de chiffons, après qu'ils aient vu ce corps arraché de son igloo, afin qu'il n'attire pas les insectes et les maladies, et transporté à la Chapelle, là où il ne gênerait personne ? Ils savent eux, qu'il y resta huit jours, parce que la Municipalité ne l'avait pas reconnu indigent, allongé sur des bancs, jusqu'à ce que les rats lui mangent un pied et que le sol soit mouillé en dessous de lui.".
La volonté de mon Père, Revue Igloo, 5 Octobre 1962, Écrits et paroles, t 1, p. 135.

" Je suis un homme d’action, un homme sans patience. La volonté de retrouver en l’autre non seulement un frère mais un égal ou un plus grand que moi m’a empêché, malgré tout, de me situer à l’extrême, d’aller trop loin. Cela m’a retenu d’adhérer au marxisme. À mes yeux, seule l’Église pouvait donner une égalité réelle, de naissance et de mort. Et après plus de cinquante ans de prise de conscience, je ne vois toujours que l’ Église donnant cette égalité sans condition préalable, non pas comme un droit à accorder ou à acquérir mais comme un état de naissance. C’est la raison pour laquelle je souffre de certaines démarches faites actuellement par rapport aux sacrements. Ils demandent des garanties pour accorder des sacrements qui sont, en eux-mêmes, aliments de grâce. Peut-on imaginer de demander aux pauvres des garanties pour recevoir le baptême, la première communion, le sacrement des mourants, pour pouvoir célébrer leur mariage et le faire bénir par Dieu ? . […] Au nom de quoi contesterions-nous leur droit à la grâce?" .
Les pauvres sont l’ Église, 1983, p. 48.
"Je suis prêtre, vous comprenez la charité c’est l’amour de Dieu pour les hommes et des hommes pour Dieu. C’est extraordinaire. Mais cette charité a été progressivement une sorte de soutien, plutôt une entraide éphémère et capricieuse, qui ne relève même pas de votre jugement, qui relève parfois des sentiments les moins honorables. Alors évidemment ce n’est pas acceptable que des êtres dépendent du bon vouloir des autres, que des êtres dépendent des amours heureux ou malheureux de certains d’entre eux, c’est carrément inacceptable. Le point de départ de mon refus est né quand j’ai vu le camp de Noisy-le-Grand, avec tout ce qu’il pouvait comporter de souffrance, de misère.".
Interview pour la revue Vie Ouvrière par S. Zeyons, le 21 octobre 1987.
Extraits du livre " agir avec Joseph Wresinski", éditions chronique sociale.

mercredi 10 décembre 2008

Fraternité-Quel nouveau type d'action propose-t-il ?

46-Quel nouveau type d’action propose-t-il ?
Plus tard l’action s’est toujours mise dans une relation de symbiose avec ce qui faisait sens pour la population. S’il n’était pas toujours possible de trouver un travail à un pauvre, mais Joseph Wresinski essaya de leur en fournir à travers l’atelier de Scotch, il était par contre toujours plus facile d’entrer en contact avec les pauvres à propos de leurs enfants, et plus spécialement à propos de leurs très petits enfants. C’est l’investissement de quelques volontaires là où les très pauvres étaient les plus démunis et les plus vulnérables qui permettait l’appel au militantisme. Les clubs de prévention qui s’attaquaient au problème de la délinquance des jeunes furent dès le départ très appréciés par les parents. Mais ce n’était pas le cœur de la révolte des parents que l’on atteignait là. Le cœur de la révolte des parents était de ne pas pouvoir donner à leurs enfants les mêmes chances qu’aux autres enfants. La cause du savoir, mais surtout la cause de la petite enfance furent des causes parfaitement comprises par les très pauvres, puisque ce furent eux-mêmes d’abord qui attirèrent l’attention de Joseph Wresinski sur ces sujets. Il n’y eut pas besoin de discours, de longue présentation. Les gens adhéraient partout à tout ce qui leur paraissait comme une évidence, à cause tout simplement de quelque chose de vrai dans l’attitude de celui qui intervenait. Le ressenti face à un volontaire qui s’investissait réellement permettait toujours un contact plus facile qu’une l’analyse, la dénonciation froide des injustices. C’est d’ailleurs pour cette raison que Joseph Wresinski fut si attentif : d’abord à l’expérience des uns et des autres, mais surtout à la mise en commun du savoir qui se dégageait des expériences vécues sur le terrain. Ce va et vient permanent entre action et réflexion si caractéristique du Mouvement ATD Quart-Monde nécessitait un peu d'organisation, des rencontres, des débats, des synthèses internes. Cela donna parfois l’impression que le Mouvement voulait exercer un contrôle, une sorte de censure, que cela impliquait une survalorisation des volontaires par rapport aux bénévoles, aux alliés, aux professionnels de l’aide. Ce n'était cependant qu'une mise en forme de l’action. Une façon d'extraire le sens profond de l'action. Présence, écoute, et mise en commun de façon transversale selon des thématiques. Petite enfance, Bibliothèque de rue, Université populaire, différents moyens de définir ensemble les luttes à mener pour défendre la justice. La présence à la petite enfance, suivant les lieux, pouvait se traduire par exemple, sous la forme de jardin d’enfants, de permanence médicale, de pré-école, d’accompagnement des mamans à la PMI ou de simples visites régulières à domicile chez les personnes ayant des bébés. Cette présence ne se fermait pas sur elle-même en se refusant à se limiter à des problèmes spécifiques de type " psychologique" ou " pédiatrique". Ces modalités d’action en faveur de l’enfance offraient en outre l’avantage de percevoir globalement la situation des enfants dans ces zones de non-droit et les revendications légitimes des parents. Mais cela ne pouvait suffire. Car à quoi aurait pu servir une meilleure école de quartier, une meilleure crèche locale, un meilleur dispensaire de PMI dans un seul lieu? Cela donnait enfin un moyen de tisser des liens avec la société, car souvent subventionnées par les pouvoirs publics ces actions devaient être évaluées, analysées. Expérimentant la création de structures novatrices en vue de la transformation du milieu ( centres médico-sociaux, pré-écoles, foyers culturels, mouvement de jeunes, centres de vacances, dans des lieux de non-droits, actions orientées de façon à pouvoir accueillir en priorités les très pauvres) Joseph Wresinski était à même de dire ce qui pourrait changer dans l’accueil dans toutes les structures.
Textes choisis de Joseph Wresinski
" Au delà de cette vie au milieu des très pauvres, il y a 3 formes de présence, prioritaires dans le Mouvement : La première est notre présence à la petite enfance ; nous nous limiterions à elle que nous aurions malgré tout une action décisive pour l’avenir de la population. Le petit enfant est une chance, un facteur de rassemblement, de concorde, de patience, d’efforts mutuels. Le deuxième est la bibliothèque de rue : elle est au cœur des cités, un agent du livre, du savoir, de la culture sous toutes ses formes d’expression. Par elle aussi, toute cette richesse acquise, accumulée doit déborder la cité, se répandre : c’est la meilleure façon d’inscrire, d’intérioriser ce que l’on apprend que de le partager. En le partageant on l’enrichit de nouveau. La troisième est l’université populaire. Ce que la population apprend de nous, où va-t-elle le partager ? à qui ? [...]. Comme pour les enfants dans les bibliothèques de rue, la population en donnant ( à la Cave) ce qu’elle avait acquis dans sa vie quotidienne, l’approfondissait, le transformait en un véritable savoir.[...]. Mais quelle signification a-t-il ce savoir, s’il ne s’inscrit pas dans la vie des autres, de la société, si les alliés ne sont pas là pour lui donner toute sa dimension, c’est à dire celle de " Science de la vie" . Pour nous, volontaires, les universités populaires nous permettent un véritable décodage et nous forment au regard que portent les familles sur elles-mêmes, sur leur groupe, sur les autres, sur la conjoncture. C’est en ce sens là que les universités populaires sont une véritable présence à la population, où nous pouvons nous apprendre mutuellement, sur un pied d’égalité. Ceux qui viendront nous rencontrer verront que notre volonté n’est pas de " s’occuper de pauvres " mais d’en faire des " partenaires ". Nous sommes des agents des Droits de l’Homme et dans ce domaine, nous avons beaucoup de difficultés à nous faire comprendre. […] notre présence au cœur de la population ne peut pas être une présence de gens de " bonne volonté " éduqués à la " charité "mais qui oublieraient la justice. La justice c’est donner ce à quoi les gens ont droit : ils ont droit à un avenir pour leurs petits enfants, au partage du savoir."
Notre présence à la population, novembre / décembre 1986, Dossiers de Pierrelaye.
Extraits du livre : Agir avec Joseph Wresinski, Editions chronique sociale